L’industrie de l’électricité ne fait qu’amorcer sa révolution

Directeur Conseil Énergie & Utilities, Keyrus Management

Depuis bientôt une décennie, le smart grid est annoncé comme la prochaine révolution du secteur de l’électricité. Pour des raisons de soutenabilité économique et d’acceptabilité sociale, une réalité va s’imposer : l’industrie électrique va devenir une industrie de l’information.

La seule certitude que nous ayons sur le smart grid est qu’il va permettre de créer, collecter, transporter et utiliser une masse d’informations comme jamais le réseau électrique n’en a connu. L’augmentation des volumes d’informations disponibles ne préjuge évidemment pas de la capacité à utiliser ces données à des fins d’optimisation globale du système électrique et/ou d’amélioration des propositions de valeur pour le consommateur final. Grâce à la Big Data, qui apporte à la fois les technologies et les méthodes pour traiter, analyser et comprendre les grands volumes de données, les obstacles techniques sont en passe d’être levés. Mais il faut bien comprendre que cette Big Data ne devient opérante que si l’infrastructure – smart grid et smart meters – à même de générer les données est déployée, ce qui est loin d’être le cas dans les grands pays européens. L’effacement est une piste, d’autres vont émerger dès lors que les données existent et sont accessibles aux acteurs qui souhaitent les utiliser – sachant qu’aujourd’hui les données de consommation appartiennent au consommateur final qui ne peut rien en faire de concret sans passer par un outil ou une interface complémentaires.

Pour les grands acteurs du marché, l’erreur serait de croire que l’évolution de l’offre et des concurrents en présence sera linéaire.
L’histoire industrielle montre sans équivoque que les marchés reposant sur l’utilisation de l’information (télécoms, Internet) croissent de manière exponentielle dès lors que la production et l’utilisation de l’information dépassent un seuil critique. Ils se caractérisent aussi par l’émergence d’un leader – parfois indétectable quelques mois avant cette croissance. Enfin, ils reposent non pas sur une coexistence avec les actifs tradi- tionnels de l’industrie, mais sur un transfert de valeur des actifs physiques aux actifs numériques. Ce dernier point, souvent mal appréhendé par les acteurs en place, est fonda- mental et plus encore dans les modèles d’activité reposant sur des réseaux, comme l’illustre dans le monde des télécoms la percée fulgurante d’acteurs comme Google et Apple (pour l’iPhone et l’iPad) qui captent et génèrent de la valeur au détriment des opérateurs historiques relégués au rang de fournisseurs d’infrastructures. Un tel scénario n’est pas exclu dans le secteur électrique, encore qu’il faille aborder différemment l’acheminement et la distribution, d’une part, et la production, d’autre part.

Quels enseignements tirer des télécoms et d’Internet ?
Le secteur de l’électricité et celui des télécoms/Internet ont autant de points communs que de spécificités, il n’en demeure pas moins que ce dernier illustre mieux qu’aucun autre secteur les leçons à retenir sur l’utilisation de l’in- formation :
1. les données sont déjà là. Google sait cela mieux que ses concurrents. En 1999, l’entreprise a développé l’algorithme Page- Rank dont la spécificité est d’utiliser les liens de référencement des pages Web comme base du classement des pages. Ces données étaient disponibles bien avant cette époque à tous ses concurrents, alors mieux armés, qui pourtant les ont ignorées ;
2. le modèle d’affaires repose sur une compréhension de la valeur de l’information : l’utilisateur du produit est la source de l’information, mais pas nécessairement celui qui l’exploite. Fournir des graphiques de la courbe de charges aux clients n’apporte pas de valeur, mais organiser, segmenter et fournir cette courbe à un industriel capable de l’exploiter pour réduire la facture de ces même clients est une toute autre affaire ;
3. l’open innovation n’est pas une option: le succès des iPhone et iPad tient autant au design des produits qu’à la capacité d’Apple d’en avoir fait des plates-formes ouvertes, susceptibles de mobiliser d’innombrables start-up dans des secteurs connexes pour enrichir ses offres. L’open innovation permet aux grands groupes d’avancer plus vite, souvent mieux et à moindres risques. En revanche, elle exige des acteurs une prise de conscience sur les limites de leurs capacités à tout faire. Ce qui n’est pas anodin pour des entreprises issues de monopoles publics ;
4. le client comme acteur du changement : dans un marché mouvant, le moyen le plus sûr de maîtriser son évolution est d’avoir accès aux clients pour mieux suivre et anticiper leur comportement et adapter l’offre. C’est la recette qui est au cœur de la stratégie d’amazon.com.

Un marché de plus en plus complexe

Dans le monde de la fourniture d’électricité, le scénario émergent est analogue à ceux observés dans les télécoms et Internet. On voit apparaître de nouveaux acteurs, le plus souvent au niveau local – autour des thèmes « smart » (grid, city, building, home…) – avec des propositions de valeur en devenir, reposant le plus souvent sur une exploitation des informations de consommation et la fourniture de services associés. Ce processus devrait se poursuivre en même temps que s’accroît la sensibilité collective à la facture énergétique. À partir d’un certain seuil de sensibilité, le marché converge vers la poignée d’acteurs qui a su bâtir des offres répondant aux attentes des clients et à même de réduire significativement leurs dépenses énergétiques. La fourniture reste entre les mains des acteurs historiques, mais elle est de plus en plus concurrencée par de nouveaux acteurs qui proposent des services innovants et tentent d’intégrer l’offre de fourniture dans un bouquet d’offres global de façon transparente.
Concernant la production, l’évolution est plus incertaine. Elle sera certainement postérieure à – et conditionnée par – celle des réseaux et liée à l’évolution des technologies de production (nucléaire, mais aussi gaz et EnR). Cependant, et en amont de ces évolutions, on imagine aisément la pression tarifaire pouvant s’exercer sur des entreprises centrées sur la production dans l’environnement que le scénario précédent laisse entrevoir. C’est cette situation, hautement probable, que les opérateurs doivent prendre en compte. En d’autres termes, l’évolution anticipée de l’aval de la filière électrique et la continuité de la tendance haussière du coût de l’énergie les renvoie nécessairement à la question du mix énergétique et aux décisions d’investissement dans l’appareil de production qu’ils prennent aujourd’hui. Ils doivent notamment intégrer dans leur réflexion stratégique la logique des circuits courts, sachant que, si la reterritorialisation de la production est une tendance de fond, elle exige de leur part une intégration étroite et une haute maîtrise des technologies de l’information permettant de produire véritablement au plus près des besoins réels.

L’histoire est en train de s’écrire
Si personne n’est en mesure de dire exactement dans quel calendrier ces transformations vont se jouer, elles sont déjà à l’œuvre, tirées par l’évolution fulgurante des technologies de l’information qui impactent tous les secteurs économiques.

L’industrie de l’électricité, dont dépendent fondamentalement tous les autres secteurs, doit, elle aussi, entrer dans une nouvelle ère. Les modèles qui prévalent actuellement ne sont pas soutenables, et il est clair que les solutions portant uniquement sur l’aval, aussi efficientes soient- elles, ne suffiront pas à résoudre l’équation complexe de la sécurité énergétique et du développement durable dans un contexte de raréfaction et donc d’enchérissement durable des énergies primaires. Si l’électricité a été une révolution pour l’humanité et le réseau électrique la plus grande réussite technologique du XXe siècle, l’industrie électrique doit aujourd’hui se projeter dans le XXIe en se réinventant avec les armes d’aujourd’hui : l’information et les technologies qui la rendent exploitable, économique, durable et créatrice de valeur.

Se préparer au changement
La transformation à venir n’épargnera aucun acteur en place, cependant les actions à mener pour s’y préparer, même en tirer parti, restent assez simples à appréhender même si leur application peut être complexe :
• observer activement l’écosystème du smart grid (industriels, start-up, collectivités locales…), de la veille concurrentielle à l’acquisition de start- up innovantes. Le but est de comprendre, voire d’anticiper les évolutions technologiques et marketing de cet écosystème ;
• déployer une stratégie de connaissance client « tous azimuts » afin de collecter et d’agréger toutes les informations clients et être en position de répondre aux évolutions de la demande. Une telle stratégie repose sur les technologies smart grids, mais aussi sur les données de relation client captées au travers des différents canaux (agences, centre d’appels, Web…) de l’opérateur ;
• mettre en place une culture d’expérimentations : expérimenter de façon systématique est certainement l’une des approches les plus sûres pour réussir l’innovation. Les démonstrateurs lancés aux niveaux européen, national et local permettent de tester les questions clés ;
• communiquer auprès du management pour sensibiliser au changement. L’énergéticien digital va émerger dans la durée… En attendant, le secteur reste ancré dans ses infrastructures, et les résultats du smart grid, surtout lorsqu’ils sont associés à une valeur pour le client, devront attendre. Tenir le cap et convaincre le management du bien- fondé de la transformation en cours pourraient distinguer les énergéticiens de demain de ceux d’hier…

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