
L’objectif était d’étudier, pour le centre-ville de Dnipro, un schéma directeur d’aménagement lumière (sdal) ainsi qu’une trame noire, et de partager avec les participants les dernières tendances en urbanisme nocturne et lumière urbaine, notamment en termes d’ambiances dédiées aux piétons, mais aussi de maîtrise de la pollution lumineuse et de préservation de la biodiversité
La ville de Dnipro est la quatrième ville d’Ukraine, avec environ 1 million d’habitants. Située dans la partie orientale de l’Ukraine, elle est traversée par le fleuve Dniepr, rejoint par la rivière Samara, qui se jette au sud dans la mer Noire. Après l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, Dnipro s’est rapidement développée comme un centre logistique d’aide humanitaire et un point d’accueil pour les personnes fuyant les différents fronts de bataille. La présence du fleuve de grande largeur (près de 1 km en centre-ville) imprègne fortement la géographie et la morphologie de la ville, avec un front fluvial qui est l’un des plus longs d’Europe. Le centre de la ville est construit sur la rive droite. La vieille ville est située au sommet d’une colline formée à la suite du changement de cours de la rivière vers le sud. La rue Akademik Yavornitskyi Prospekt relie les deux principaux ensembles architecturaux de la ville et constitue une artère importante à travers le centre.
Se rendre en Ukraine, en ces moments très difficiles et compliqués pour les Ukrainiens, c’est d’abord entreprendre un long voyage en train, de plus de 20 heures depuis Varsovie, en Pologne, pour rejoindre la ville de Dnipro, à 390 km au sud-est de Kiev, et traverser ce pays qui s’étire tout en longueur sur plus de 1 000 kilomètres. C’est alors une occasion unique de découvrir des paysages agricoles et forestiers, qui défilent, des villages qui semblent paisibles malgré la situation de guerre, de traverser des gares de toutes tailles, et de croiser à bord du train des Ukrainiens (surtout des femmes en fait, car beaucoup d’hommes sont sur le front). Invité par mon ami et collègue Mykola Kabluka, l’un de mes anciens étudiants du master de Lighting Design de l’université de Wismar en Allemagne et actuel directeur de l’agence de conception lumière Expolight, basée à Dnipro, j’ai effectué ce voyage dans le but de diriger un atelier professionnel de 2 jours avec son équipe (une vingtaine de personnes), puis de 3 jours avec les étudiants et les professeurs de l’école d’architecture de la ville (une trentaine de participants). . Cette visite était également l’occasion d’apporter un soutien aux collègues ukrainiens en transmettant au mieux les évolutions en cours dans les nuits de nos villes.
Dnipro, des ambiances lumineuses contrastées

Un atelier professionnel d’étude d’un sdal et d’une trame noire commence toujours et systématiquement par une découverte nocturne de la ville, à pied et en voiture, pour en percevoir les ambiances lumineuses, les réalisations récentes réussies, mais aussi les manques et les problèmes posés par l’éclairage public existant.
La ville offre aujourd’hui des ambiances nocturnes très contrastées. Depuis quelques années, une politique d’aménagement et de rénovation d’espaces publics a été développée en centre-ville, sur la rive droite du fleuve, pour mieux accueillir les habitants. Ces places ont fait l’objet de mises en lumière innovantes, colorées, dynamiques et interactives, grâce au talent de Mykola Kabluka et de son équipe d’Expolight.
En comparaison, les autres espaces publics, baignés d’une lumière monotone, semblent bien ternes. Et les parcs qui ponctuent la ville mériteraient aussi une rénovation et une valorisation à la hauteur de leur rôle nocturne important. Même constat pour les illuminations architecturales : certaines sont contemporaines et réussies et d’autres, plus anciennes, ne mettent pas du tout en valeur le riche patrimoine de la ville. Le couvre-feu instauré à partir de minuit depuis le début de la guerre a aussi obligé les autorités à éteindre relativement tôt la plupart des illuminations patrimoniales.
Le front fluvial, très fréquenté de jour comme de nuit, n’est pas du tout mis en valeur alors qu’il offre une situation exceptionnelle pour découvrir le fleuve et la rive opposée, résidentielle et industrielle avec ses hautes cheminées qui dominent et scandent le paysage lointain. La ville a d’ailleurs accueilli une usine de fabrication du lanceur soviétique Soyouz, en fait des missiles balistiques intercontinentaux reconvertis après la signature du Traité de réduction des armes stratégiques en 1992.
L’élaboration d’un sdal et d’une trame noire
Le travail d’étude de l’atelier a consisté, après collecte des informations nécessaires, à effectuer une analyse diurne de la ville (morphologique, sociale, des usages, des transports et du réseau viaire) et un diagnostic nocturne sensible. Présenté en séance à l’ensemble des participants, il a été accompagné des premières réflexions sur les potentiels nocturnes du centre-ville comme sur les thématiques du sdal à imaginer (paysage nocturne, ambiances piétonnes, éclairages architecturaux, rénovation de l’éclairage public, etc.). Une analyse de la pollution lumineuse et de la biodiversité existante a aussi été réalisée.

Les premières idées, imaginées et illustrées par quatre équipes professionnelles d’Expolight, ont été très intéressantes et détaillées techniquement. L’une d’entre elles a reflété la situation de guerre particulière que vit aujourd’hui l’Ukraine en proposant une mise en scène nocturne des abris antiaériens en béton qui ont été installés dans un grand nombre d’espaces publics (la ville de Dnipro possédant peu d’abris souterrains).
Des parcours nocturnes ont aussi été proposés pour révéler de nuit le patrimoine de la ville. Et les parcs, ouverts toute la nuit, ont aussi fait l’objet de propositions attrayantes de mise en lumière dynamiques et colorées. Les jours suivants, quatre groupes de travail ont été formés (en combinant architectes, professeurs, étudiants et concepteurs lumière) pour élaborer en concurrence les différents thèmes du sdal et de la trame noire du centre-ville.

Chaque groupe a proposé ensuite un axe majeur à développer : rythmes, séquences et temporalités, parcours nocturnes et rivières fantômes, nature en ville et trame noire, usages et activités nocturnes. Des propositions d’actions ont été imaginées pour traduire ces axes : mise en valeur de la façade fluviale et de la silhouette nocturne de la ville, création d’ambiances lumineuses dédiées aux piétons, parcours nocturne à thématique culinaire ou culturelle, découverte nocturne du ciel étoilé, mises en lumière liées aux usages et aux intensités nocturnes des lieux, évocation par projections lumineuses des anciennes rivières aujourd’hui souterraines, diminution de la pollution lumineuse dans les zones naturelles, etc.

Étonnamment, les thèmes proposés par chaque groupe se sont complétés harmonieusement au lieu de s’opposer, offrant ainsi des perspectives intéressantes pour une étude espérée et plus complète d’un sdal et d’une trame noire pour la ville de Dnipro, qui serait ainsi la première étude de ce type jamais réalisée pour une ville ukrainienne. Mon séjour s’est poursuivi à Kiev, avec des visites diurnes et nocturnes de cette superbe ville et par une conférence commune avec Mykola Kabluka, pour partager avec un public de professionnels architectes, nombreux et enthousiastes, les premiers résultats de cet atelier et les méthodes d’étude actuelles de l’urbanisme nocturne.

Ce voyage en Ukraine aura été pour moi un moment très fort d’échanges et de soutien à nos amis ukrainiens qui défendent leur liberté mais aussi la nôtre, en Europe. Ils ont soif de rencontres professionnelles et de partage avec nous, pour que nous puissions ensemble, prochainement j’espère, réaliser nos désirs de villes nocturnes et nos envies de vivre ensemble.
De Roger Narboni :