L’ACE (Association des concepteurs lumière et éclairagistes) fête ses 30 ans

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L’ACE, une des premières associations de concepteurs.trices lumière créées en Europe, compte aujourd’hui une centaine de membres, et accueille la troisième génération de professionnels. Interviews de Roger Narboni, un de ses co-fondateurs et premier président, de Vincent Thiesson (agence ON), actuel président, et Rozenn Le Couillard, conceptrice lumière (directrice de Noctiluca), et de Héloïse Pouy, conceptrice lumière (agence Aura Studio).

Roger Narboni, cofondateur de l’ACE et son premier président, revient sur le mouvement qui a abouti à la création de l’association et nous livre ses pistes de réflexion sur l’avenir de cette (jeune) profession.

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Roger Narboni

Roger Narboni, vous êtes un des premiers concepteurs lumière, celui qui, d’ailleurs, a donné le nom à ce métier. Rappelez-nous comment cette histoire a commencé…
Le « mouvement » a été amorcé dans les années 1980 : Louis Clair avait fondé Light Cibles en 1983, Pierre Bideau avait marqué les esprits avec l’éclairage de la tour Eiffel fin 1985, moi-même j’avais créé Concepto en 1987. Notre métier commençait à se faire connaître, notamment grâce a l’exposition et au colloque international « La lumière et la ville » que j’ai organisés en 1991 a La Défense et qui avait eu un certain retentissement : on y avait accueilli Jean Nouvel, Toyo Ito, Jean-Michel Wilmotte qui exposait ses candélabres, Sylvain Dubuisson qui signait le design de mobiliers urbains. Nous avions présenté les tout premiers schémas directeurs d’aménagement lumière, les premières stratégies d’éclairage à l’échelle de villes entières, les premières mises en scène aussi de quartiers ou d’espaces publics faites par des architectes ou des paysagistes. Jusqu’a la fin des années 1980, les bureaux d’études des fabricants avaient, en France, le monopole des études éclairage en extérieur et, tout a coup, apparaissaient des éclairagistes free-lance dont le travail ouvrait la porte à des concepts lumière indépendants de toute marque. Louis Clair, par exemple, a été le premier à « s’exporter » avec le plan lumière de Singapour en 1992. Nous étions un petit groupe à se croiser de plus en plus souvent : Georges Berne, Pierre Bideau, Louis Clair, Philippe de Bozzi, Laurent Fachard, Gérard Foucault, Philippe Hutinet, Jean Sabatier, pour en citer quelques-uns. Nous étions issus de milieux différents : beaucoup venaient de chez des fabricants, d’autres du monde du spectacle, d’autres comme moi étaient plasticiens, et nous voulions tous vraiment nous focaliser sur ce métier émergent qui commençait à être une spécificité française – la lumière en ville, dans l’architecture intérieure – et réaliser des lumières pérennes.

C’est donc ainsi que vous avez fondé l’ACE ?
Oui, le nom n’a pas fait l’unanimité immédiatement. De mon côté, j’utilisais déjà le nom de concepteur lumière pour mes interventions, d’autres étaient attachés au terme « d’éclairagistes », bref, nous avons gardé les deux ! Nous souhaitions une association qui s’ouvre, qui défende la lumière, qui fasse connaître le matériau lumière, le métier, et donc qui participe à la diffusion, a la communication, à la connaissance de la lumière. L’ACE nous a permis de faire passer des messages, de montrer notre démarche commune, de défendre notre métier et aussi une approche de la lumière très originale a l’époque. Petit a petit, l’ACE a essayé de représenter la diversité de la conception lumière, et très vite, des jeunes nous ont rejoints, puis nous avons échangé avec les paysagistes, les architectes et les maîtres d’ouvrage, ce qui nous a beaucoup aidés. Les commandes sont arrivées, les agences se sont développées. Mon premier ouvrage, La lumière urbaine, paru en 1995 aux éditions du Moniteur, a contribué à faire connaître la profession. Aujourd’hui, on continue à communiquer, notamment sur l’intérieur : nous intervenons dans les musées, les commerces, encore insuffisamment dans les bureaux, de plus en plus dans les institutions, mais pas assez dans les établissements d’enseignement ou de santé.

Comment voyez-vous le chemin parcouru ?
Je crois qu’avec la technologie dont on dispose aujourd’hui, et les systèmes de pilotage, l’intelligence artificielle, le contrôle local, on a des autoroutes pour le futur. Je trouve passionnant d’éduquer les gens et de leur apprendre à se servir de la lumière chez eux pour créer des ambiances, transformer leur appartement, faire des choses festives, créer du bien-être, se sentir bien chez soi. Les discussions sur la biodiversité, le vivant, l’écologie, les trames noires, l’obscurité suscitent encore de nombreuses questions et améliorations ; nous ne sommes pas au bout de nos réflexions. Lorsque j’ai commencé ce métier, j’étais un magicien ! Aujourd’hui, je suis un pollueur… Quand je parle avec des jeunes, c’est la première chose qu’ils disent : « Ah, oui, tu pollues le ciel et tu pollues la planète ! » Les jeunes générations nous poussent à plus d’exigence, à davantage de respect, à prendre conscience des effets secondaires des mises en lumière : toutes ces questions nous ont incités à changer notre manière d’exercer notre métier, de concevoir et de penser la lumière. Mais nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir.

Comment vous projetez-vous ?
Il reste de nombreux sujets peu explorés : ce qui est lié a la santé, au bien-être, comment la lumière peut-elle agir, comment peut-on inventer des ambiances qui tiennent compte de la réaction de notre cerveau ? Comment peut-on travailler avec les neuropsychiatres, interagir avec les neurosciences ? On peut imaginer pratiquer l’obscurothérapie, ou au contraire créer des lumières colorées qui régénèrent… Il faut réinventer la lumiere, la façon de nous éclairer. Après 30 ans, je pense qu’il est temps de se poser la question des 30 années qui arrivent. Mais pas seuls. Nous nous rapprochons d’autres associations européennes et réfléchissons ensemble à ce que sera la conception lumière des années 2050 afin de nous y préparer dès maintenant.

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Trois générations de conceptrices et concepteurs lumière apportent leur témoignage sur leur métier en tant qu’indépendants, mais aussi en tant qu’adhérents à l’ACE : Vincent Thiesson (agence ON), Rozenn Le Couillard (Noctiluca), et Héloïse Pouy (Aura Studio).

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Comment avez-vous adhéré à l’ACE et pourquoi ?
Héloïse Pouy – J’ai adhéré à l’ACE assez naturellement parce que pendant mes études j’ai toujours été impliquée dans la vie associative, et je souhaitais participer a un collectif, échanger, partager avec tous les consœurs et confrères. Cela contribue à la reconnaissance de notre profession, àfaire connaître les formations à notre métier de concepteur et conceptrice lumière ou donner des cours dans des écoles d’ingénieur, d’architecture ou de design.
Rozenn Le Couillard – Mon adhésion à l’ACE remonte à… 22 ans. Lorsque j’ai débuté, François Migeon et François Magos étaient tous les deux adhérents. J’étais curieuse de voir comment les autres concepteurs lumière travaillaient, et cela m’a semblé évident de les rejoindre au sein de l’ACE. J’appartenais à la nouvelle génération qui commençait à se poser des questions sur la façon de faire évoluer le métier, question toujours d’actualité !
Vincent Thiesson – J’ai rejoint l’ACE vers 1997, j’étais chez Concepto à l’époque, et nous étions un groupe de jeunes concepteurs très impressionnés par Pierre Bideau, Louis Clair, et Roger Narboni qui se battaient pour développer l’association et surtout la faire reconnaître auprès des maîtres d’ouvrage, des architectes des paysagistes. L’ACE nous permettait d’échanger sur nos expériences.

Vous avez respectivement à peu près 30, 20 et 10 ans d’expérience : comment voyez-vous l’évolution de la conception lumière ?
Vincent Thiesson – Depuis quelques années, on connaît une formidable évolution : de l’émerveillement, nous sommes passés dans l’impact de la lumière, avec une prise en compte des enjeux environnementaux suivie de notre engagement dans la sobriété lumière, les trames noires.
Rozenn Le Couillard – En extérieur, c’est une question de sensibilité. L’obscurité nous permet d’émerveiller un peu plus les gens : plus on mettra de lumière, moins on sera sensible aux choses. Notre métier, c’est de créer une expérience.
Héloïse Pouy – En intérieur, la lumière crée des ambiances, révèle des matières, des couleurs, habille les espaces au-delà de les rendre visibles pour les gens qui les traversent. La lumière permet de changer la perception d’un lieu. Je pense qu’on a tous et toutes fait l’expérience d’un lieu très mal éclairé et qui a gâché notre expérience de visite ou de vie tout court. Avec la lumière, il est possible de transformer un lieu, de le rendre accueillant et chaleureux. On peut créer une sensation de clarté dans un espace de musée où on est limité à 50 lux ; donner une sensation de hauteur sous plafond dans un lieu qui n’est pas si haut que ça. On peut créer des effets d’eau ou d’aurore boréale avec de la lumière dynamique, colorée. La lumière permet de raconter des histoires, et de le faire le plus subtilement possible.
Rozenn Le Couillard – Pour ma part, j’essaie de concevoir des projets de moins en moins éclairés, de dessiner des espaces plus doux, agréables, qui suscitent l’émerveillement. Je crois qu’il faut proposer un niveau de réponse exigeant afin que le plus grand nombre puisse participer et vivre une expérience de lumière et d’obscurité positives. Notre métier évolue désormais dans cette subtilité, dans cette finesse. La technique est au service des sensibilités afin d’offrir une lumière bien vécue par tous. Et l’expérience passe par le noir. Nous sommes en mesure de porter ce regard d’expert pour transformer les espaces et voir ces petites étoiles dans les yeux des gens.
Vincent Thiesson – Nous sommes en permanence en train de réinterpréter les programmes, les normes, intégrer les caractéristiques locales… Il faut souvent prendre son bâton de pèlerin pour échanger avec nos interlocuteurs afin de trouver le bon équilibre entre leur perception et la nôtre, pour convaincre, désamorcer les habitudes, les croyances, la peur du noir. L’humain se trouve au cœur de notre métier. Les espaces ne sont pas occupés ni utilisés ? Alors il n’est pas nécessaire d’éclairer. C’est du bon sens.
Héloïse Pouy – Il fut une période où on vivait la surenchère de l’éclairage. Prenons l’exemple de boutiques les unes a côté des autres dans une rue : le voisin veut toujours être plus éclairé que l’autre. C’est une bataille de faire comprendre aux marques qu’elles peuvent se distinguer par un éclairage plus doux, plus tamisé, qui ne les rendra pas moins visibles.
Rozenn Le Couillard – Plus nombreux nous serons à porter ce discours, plus nous serons visibles. Lorsque Roger Narboni a commencé à parler de trame noire, il était certainement très seul ; aujourd’hui, tout le monde en parle, les paysagistes, les députés, le bâton de pèlerin est devenu un bâton de parole. Être nombreux à défendre ces sujets, à les discuter lors de conférences, avoir une vision commune nous permet d’avoir plus de poids dans notre pratique, indéniablement.

Comment cette évolution pourra-t-elle se traduire dans 30 ans ?
Héloïse Pouy – Pouvoir échanger avec ses pairs et partager des idées nous fait progresser tous et toutes, individuellement, et au sein de l’association. On va continuer de concevoir avec des exigences de sobriété énergétique et environnementales, insister sur les écoconceptions, réfléchir a comment éclairer avec moins de points lumineux en conservant un confort visuel : travailler sur la finesse et la justesse de la lumière.
Rozenn Le Couillard – Les réponses futuristes d’IA réduisent nos métiers a la technicité, s’il y a une chose qu’il faut garder, c’est bien l’humain au cœur de nos échanges. J’espère qu’on contribuera toujours à émerveiller les gens.
Vincent Thiesson – Il reste beaucoup d’actions à mener. L’ACE s’est fait connaître par les livres de ses membres, par ses ouvrages collectifs puis le Manifeste, sa participation à des colloques autour des enjeux environnementaux. Les prix de l’ACEtylène ont gagné en notoriété, surtout auprès des acteurs extérieurs à notre profession. C’est dans ce sens-là qu’il nous faut évoluer : poursuivre nos actions pour faire reconnaître le métier de concepteur lumière, notamment auprès de la jeune génération, de nos partenaires de projets, des maîtrises d’ouvrage en France et à l’étranger. Revendiquer notre créativité et notre responsabilité au travers d’un diplôme reconnu par l’État !