Ghislain Luneau, Luc Moneger et Lionel Bessières échangent sur le lien entre lumière et territoires

Ghislain Luneau
Ghislain LUNEAU, responsable Stratégie Éclairage, Pôle territorial Bordeaux, Direction du développement et de l’aménagement Bordeaux Métropole – Luc MONEGER, paysagiste concepteur et urbaniste, directeur du Pôle Urbanisme et Paysage (Associé), agence CoBe Architecture & Paysage – Lionel BESSIÈRES, concepteur lumière, directeur de l’agence Quartiers Lumières

À travers cet échange croisé, trois acteurs majeurs de la lumière et de l’aménagement – Ghislain Luneau, Luc Moneger et Lionel Bessières – interrogent les fondements de leur pratique : comment éclairer sans suréclairer, comment concilier sécurité et émotion, comment faire de la lumière un langage plutôt qu’une simple réponse technique ?

Ghislain LUNEAU est responsable Stratégie Éclairage, Pôle territorial Bordeaux, à la direction du développement et de l’aménagement de Bordeaux Métropole. Bordeaux Métropole est une collectivité territoriale rassemblant 850 000 habitants sur 28 communes. Le territoire est découpé en 4 pôles, le pôle central contenant uniquement la ville de Bordeaux. Bien que la voirie soit de compétence métropolitaine, l’éclairage relève
de la responsabilité de la commune. Une politique de mutualisation a toutefois permis le rapprochement de services communaux et métropolitains, notamment pour les plus grandes villes. La ville de Bordeaux dispose de longue date d’un plan guide d’aménagement lumière. Celui-ci est actuellement refondu dans une démarche de protection de l’environnement pour réduire tout à la fois les consommations énergétiques et les impacts sur le vivant.
Luc MONEGER est paysagiste concepteur et urbaniste, directeur du Pôle Urbanisme et Paysage (Associé) à l’agence CoBe Architecture & Paysage, fondée il y a plus de 20 ans. Le pôle Urbanisme & Paysage (UP) de CoBe architecture & Paysage réunit des architectes urbanistes et des paysagistes concepteurs autour d’une mission commune : imaginer et réaliser des cadres de vie harmonieux, innovants et durables. Leur démarche intégrée associe étroitement urbanisme et paysage, avec une attention particulière portée au vivant et au végétal, une lecture minutieuse du territoire existant, et la volonté de concevoir des espaces publics et bâtis qui dialoguent entre eux avec cohérence plutôt que d’être juxtaposés. Le pôle UP de CoBe en a fait sa conviction fondatrice : le travail en équipes pluridisciplinaires produit des projets plus cohérents, plus créatifs et innovants. UP, ce sont aussi deux lettres qui évoquent l’élan et le progrès. Elles nous invitent à élever notre regard et nos pratiques.
Lionel BESSIÈRES, concepteur lumière, est directeur de  l’agence Quartiers Lumières qu’il a fondée en 2006 à Toulouse. L’agence propose un champ d’expertise qui s’articule principalement autour de la conception et de la maîtrise d’œuvre pour des projets d’aménagement urbain, d’architecture, d’urbanisme lumière, d’éclairages intérieurs variés, ainsi que pour la mise en valeur patrimoniale par le biais de la lumière. L’équipe passionnée, complétée par Carolina Scorsone, Rémi Sauve et Paul Peloux, se distingue par la diversité de ses compétences et de ses expériences, créant ainsi une approche holistique pour la réalisation de projets harmonieusement équilibrés entre raison, innovation et compétences techniques.

Quelle est votre approche de l’éclairage extérieur ?
Ghislain Luneau – J’imagine la lumière comme une matière que l’on façonne afin de produire une perception sensible, parfois inconsciente, de l’espace traversé. Elle se conçoit au regard des usages, de la structuration des lieux, de l’architecture et des atmosphères recherchées. À Bordeaux, nous attachons une importance particulière à la qualité de la distribution lumineuse pour révéler et faire ressentir l’espace public, incluant le patrimoine bâti, auquel l’éclairage confère une lisibilité singulière. Nos projets tendent à garantir une visibilité claire et un confort de déplacement, de sorte que l’usager chemine sans s’interroger sur la présence même de l’éclairage. Tel est le principe fondateur de notre démarche. Parallèlement, il nous appartient de composer avec une pluralité de paramètres techniques, esthétiques, financiers, ainsi qu’avec les orientations politiques susceptibles d’évoluer, y compris celles liées à la transition énergétique et aux impératifs de sobriété. Nous privilégions ainsi des visions stratégiques globales du territoire, conçues pour être déclinables à moyen ou long terme, tout en intégrant les mutations technologiques des sources et les progressions normatives constantes. L’éclairage y est pensé comme un langage, un repère spatial, et non comme une simple fourniture de flux lumineux.

Certains cheminements exigent un guidage lumineux, mais d’autres relèvent de la contemplation nocturne ou du repos des écosystèmes. Ghislain Luneau

Luc Moneger – À l’agence CoBe, l’éclairage public s’envisage d’après deux modalités, selon que nous collaborons ou non avec un concepteur lumière. Si nous disposons des compétences nécessaires pour aborder l’étude d’éclairage, nous reconnaissons néanmoins la nécessité, sur de nombreux projets, de recourir à une expertise spécialisée. La lumière constitue l’extension du projet d’aménagement, la cohérence des espaces dans une temporalité où leur perception se modifie. Elle ne se limite pas à signaler cette différence, elle révèle également des usages diurnes et nocturnes auxquels nous, concepteurs d’espaces publics, devons répondre. Elle opère à la fois comme vecteur de mise en valeur et comme régulateur écologique : s’il nous paraît nécessaire d’éclairer certains espaces, il ne nous semble pas indispensable de tous les éclairer. Il peut nous arriver de réaliser une étude d’éclairage. Notre réponse reste plutôt technique et normative, d’où la nécessité, dans la mesure du possible, d’être accompagnés d’un concepteur lumière, notamment lorsque l’on doit concilier scénographie nocturne, exigences d’accessibilité, biodiversité et sobriété énergétique. La lumière devient alors un instrument de continuité urbaine, et non une simple réponse fonctionnelle.
Lionel Bessières – La lumière, dans l’espace public, relève d’un champ d’intervention d’une rare diversité. Notre objectif, en phase de projet, consiste à articuler au mieux la conception lumière avec l’intention paysagère. Il nous faut en saisir l’esprit, les finalités, les attentes, mais également le contexte environnemental. Nous intervenons en produisant des objets et mobiliers impactant la lecture diurne du paysage. Faut-il les rendre discrets ou au contraire leur conférer une dimension identitaire ? Le projet doit par ailleurs répondre à une exigence de durabilité, matérialisée par la connaissance des lieux et des services impliqués. Les dispositifs seront-ils acceptés dans le temps par les exploitants et les usagers ? Comment générer les ambiances évoquées par Ghislain Luneau et y associer gaieté et plaisir ? Comment la lumière peut-elle susciter le sourire, facteur de bien-être et donc de sécurité ? À certains endroits, la réponse relève uniquement de la fonctionnalité et de la technologie, mais à d’autres, elle doit convoquer l’émotion, la surprise.

Vous associez la gaieté à la sécurité ?
Lionel Bessières – Absolument. La capacité de la lumière à rendre un espace public plus sécure ne dépend pas uniquement des exigences photométriques, mais aussi de la qualité émotionnelle produite. Le sentiment de bien-être découle d’ambiances douces ou d’instants de surprise positive. Je songe à des interventions réalisées dans des quartiers sensibles à Toulouse où des projections et des dispositifs ludiques ont généré une sécurité ressentie. Imaginons un ensemble d’éclairage qui devient un élément de jeu par sa structure ou sa lumière. Les possibilités sont nombreuses, à condition de les situer avec justesse. L’urbanisme lumière consiste précisément à déterminer ces lieux, à établir où la lumière doit s’exprimer avec intensité, où elle doit se retirer, et comment elle peut fédérer les générations dans une pratique partagée de l’espace nocturne.
Luc Moneger – Notre intervention à La Courneuve illustre cette dimension. Un parvis scolaire mobilise la lumière pour projeter au sol la forme de l’animal associé à l’arbre que les enfants doivent identifier. Ce fil lumineux constitue le cœur du dispositif. Les enfants s’y montrent réceptifs, sollicitant parfois les adultes pour partager le jeu, ce qui contribue à pacifier cet espace. Cette interaction lumineuse dépasse la stricte fonction d’éclairage et devient outil de socialisation, travaillant le lien plutôt que la seule visibilité.
Ghislain Luneau – Je rejoins pleinement cette ambition d’émotion produite par une œuvre lumière. La maîtrise d’ouvrage impose toutefois d’interroger la pérennité matérielle et conceptuelle. Les équipements ne peuvent être généralisés et leur acceptabilité future demeure incertaine. Des temporalités ajustables doivent être envisagées, au profit d’une dynamique souple, événementielle, à l’échelle urbaine. L’éclairage doit rester une ressource et non un décor permanent, afin de prévenir la saturation visuelle et la lassitude.
Lionel Bessières – Je rejoins Ghislain ; il nous arrive de proposer la mobilisation d’autres disciplines événementielles d’arts vivants au lieu d’installations pérennes initialement demandées. La lumière-surprise peut néanmoins devenir un repère identitaire. Le scintillement de la tour Eiffel imaginé par Pierre Bideau, d’abord éphémère, fut finalement pérennisé et constitue depuis vingt-cinq ans l’un de ses marqueurs les plus emblématiques, démontrant la façon dont un geste lumineux peut devenir mémoire collective et repère urbain.

La lumière constitue l’extension du projet d’aménagement, la cohérence des espaces dans une temporalité où leur perception se modifie. Luc Moneger

Cette question de pérennité implique d’associer la durabilité de l’éclairage à celle du projet d’aménagement. Comment concilier les deux ?
Luc Moneger – Lorsque mes collaborateurs s’interrogent sur le mobilier à retenir, je leur demande ce qui subsistera après une tempête majeure. Ce qui demeure, c’est le nivellement, la part intangible du projet. Tout le reste est mouvant : la végétation croît, se transforme, disparaît par cycles. C’est précisément là que la lumière constitue l’outil d’ajustement : elle module l’espace, varie selon les saisons, se nuance par ses températures de couleur. Sa malléabilité actuelle, qu’il s’agisse d’intensité, de teinte ou de diffusion, offre une capacité d’adaptation que ni le climat ni le végétal ne permettent. La lumière devient ainsi l’agent régulateur des fluctuations saisonnières, tout en conservant sa responsabilité d’infrastructure pérenne. Elle doit évoluer sans se transformer en gadget, demeurer un instrument de lisibilité et de continuité.
Lionel Bessières – Ce caractère évolutif renforce sa pérennité, accentué par la technologie led et l’électronique. Désormais, la lumière peut s’adapter à la faune, intégrer ses rythmes et son repos, et les espèces présentes dans l’environnement pour tenter de protéger au mieux les espèces présentes dans l’environnement. La question devient alors celle de l’ajustement : comment concilier paysage, animaux et usages humains en évitant l’intrusion lumineuse ?
Ghislain Luneau – Notre rôle consiste à concilier, mais aussi à éviter d’imposer. Le paysage se lit en soi, sans artifice : il se transforme chaque jour, et l’on n’y découvre jamais exactement la même chose. Je ne suis pas persuadé que tout doive être éclairé. Certains cheminements exigent un guidage lumineux, mais d’autres relèvent de la contemplation nocturne ou du repos des écosystèmes. Dans ces zones, la variation d’intensité ou de température de couleur accompagne l’usage humain tout en préservant la trame noire. La maîtrise d’ouvrage doit rester humble, maintenir la lumière à sa juste place dans les espaces urbains denses et recourir à la sobriété dans les milieux naturels. La led et ses dispositifs de détection permettent d’éclairer seulement lorsque nécessaire. Notre responsabilité consiste donc à déterminer le seuil juste et approprié.

Vous avez évoqué les contraintes budgétaires. Pensez-vous qu’elles puissent tendre à une uniformisation de l’éclairage public ?
Ghislain Luneau – Il convient de distinguer le mobilier, visible surtout le jour, et la lumière diffusée la nuit. La led offre des nuances de 1 800 K à 2 700 K aujourd’hui sur notre territoire, permettant une expressivité mesurée. Quant aux équipements, leur remplacement constant serait absurde, tant économiquement qu’écologiquement. Leur durée de vie, mécanique, engage à préserver cohérence et continuité, plutôt qu’uniformisation.
Luc Moneger – La standardisation découle d’une économie contrainte. Comme le rappelle Ghislain Luneau, la réparabilité impose l’unité. Pour autant, l’assemblage n’empêche pas l’inventivité : comme un jeu de Lego, des pièces identiques peuvent générer des formes inédites. Le sur-mesure intelligent se déploie : réemploi, détournement, réhabilitation en font partie. Les mâts du village des athlètes, issus de tubes d’échafaudage, en sont un exemple. Certaines pièces résultant du réemploi deviennent standards, non par esthétique seule mais par ingénierie : elles créent fonctionnalité et caractère.
Lionel Bessières – Je partage cette analyse pragmatique. L’important réside dans la nuance des choix : il faut comprendre le projet, la commande publique, les contraintes. Dans un même quartier, combiner équipements standards et ponctuation créative peut être souhaitable. L’imaginaire doit s’exprimer là où l’usage le permet, sans surcoût injustifié mais avec pertinence pour révéler un espace, surprendre, ou simplement accompagner.

Dans quelle mesure la lumière peut-elle susciter le sourire, être facteur de bien-être et donc de sécurité ? Lionel Bessières

Diriez-vous que la conception lumière confère aux espaces publics une originalité et des ambiances indissociables du bien-être des usagers ?
Lionel Bessières – Je ne formulerais pas les choses ainsi, mais il me semble essentiel de poser les bonnes questions : comment et pourquoi un concepteur lumière intervient-il dans un projet d’aménagement urbain ? Comment prend-il en compte la temporalité propre à la ville, qu’il s’agisse de ses rythmes, de ses usages, de ses saisons, ou de la manière dont elle est vécue la nuit ? Comment accompagner les services techniques, les architectes, les paysagistes, sans jamais se substituer à eux, mais en trouvant la juste articulation entre intentions spatiales et expériences lumineuses ? Il s’agit aussi de déterminer comment la conception lumière s’inscrit dans la complexité urbaine, comment elle peut guider sans imposer, comment elle trouve l’équilibre entre la nécessaire homogénéité d’un territoire et ces infimes touches d’inventivité destinées à accompagner les usagers dans leur vie nocturne. Pour toutes ces raisons, je suis heureux d’être concepteur lumière !
Ghislain Luneau – Je n’ai pas de réponses définitives à ces interrogations, mais je peux affirmer qu’à Bordeaux, nous cultivons une réelle sensibilité à la question lumière. Depuis vingt-cinq ans, nous n’hésitons pas à intégrer des concepteurs lumière au sein des équipes de maîtrise d’oeuvre. Dans les métropoles, la vie nocturne est dense et il faut l’assumer. Certaines des plus belles réussites paysagères de notre territoire sont nées de collaborations étroites entre concepteurs lumière et paysagistes. Je pense notamment au travail mené entre Michel Corajoud et Laurent Fachard sur les quais de Bordeaux : la finesse de leurs analyses, la précision de leurs intentions, l’extrême cohérence de leur lecture spatiale ont produit un ensemble remarquable. Pour moi, la valeur ajoutée ne fait aucun doute. La véritable question est : comment les maîtres d’ouvrage s’approprient- ils cette dimension et comment la portent-ils dans la durée ? On en revient à la logique d’ambiance, indissociable du bien-être. Et derrière ce bien-être, il y a bien sûr la gaieté, mais il y a aussi la santé, l’équilibre, la qualité de l’expérience urbaine. Dès lors que l’on aborde le sujet par le bon angle, on entre dans un cercle vertueux. Il devient donc essentiel de sensibiliser davantage les maîtrises d’ouvrage à la pertinence de ces groupements.
Luc Moneger – J’en suis convaincu également. Intégrer systématiquement la conception lumière devrait être une évidence. Pourtant, les contraintes budgétaires ou la formulation de la commande ne le permettent pas toujours. La métropole de Bordeaux montre l’exemple en imposant la présence d’un concepteur lumière dans la plupart de ses projets. L’idéal serait que, partout, concepteurs lumière et paysagistes occupent une place équivalente dans la commande publique.