Fabien Laleuf, ABB France : « La compacité électrique des datacenters devient un enjeu central : il faut faire passer toujours plus d’énergie dans un espace contraint. »

Fabien Laleuf, Directeur Général ABB France, Vice-Président Marketing & Ventes Electrification France sur le salon Data Centre World Paris 2025. © DR

Le déploiement massif de l’intelligence artificielle entraîne une explosion des puissances électriques nécessaires au fonctionnement des datacenters. Cette nouvelle donne impose aux opérateurs, comme aux industriels, de repenser les architectures électriques, mais aussi l’alimentation, ou le refroidissement. Parmi les acteurs historiques du marché, ABB fournit des briques technologiques d’électrification et de distribution d’énergie pour les datacenters. Fabien Laleuf revient sur l’évolution des infrastructures, ainsi que sur la réponse des industriels à l’augmentation des puissances et à l’hyper-concentration annoncée, pour accompagner l’essor accéléré de l’intelligence artificielle.

Ces dernières années, comment ont évolué les infrastructures électriques dans les datacenters ?
Fabien Laleuf – Le changement majeur est l’explosion des puissances requises, et surtout le besoin de puissance au mètre carré. La compacité électrique devient un enjeu central : il faut faire passer toujours plus d’énergie dans un espace contraint. Cela implique des matériels capables de supporter des courants plus élevés, avec des pouvoirs de coupure en hausse. C’est ce qui nous a poussés, chez ABB, à développer des solutions comme les onduleurs moyenne tension HiPerGuard, afin d’accompagner cette montée en puissance, ainsi qu’une distribution basse tension plus performante dans les baies informatiques.

Il y a également un enjeu fort autour du service. Un datacenter est une installation critique. Elle ne doit ni s’arrêter, ni être livrée en retard. Nous devons donc anticiper tous les aléas possibles, ce qui est une vraie spécificité de ce secteur.

Enfin, les évolutions à venir poussent vers le courant continu. Avec l’arrivée des nouvelles générations de processeurs GPU Nvidia, on parle désormais d’une distribution en 800 V DC, avec la volonté de simplifier l’architecture électrique en passant directement de la moyenne tension vers du 800 V DC. ABB a déjà investi dans ce domaine. Nous avons présenté Infinitus, le premier disjoncteur à semi-conducteurs DC. Certifié IEC 60947-2, ce disjoncteur est conçu pour les systèmes de distribution en courant continu à haute performance, issu notamment de nos développements pour la marine et le transport. Ce sont des briques technologiques pertinentes pour les architectures futures des datacenters.

Cette transition industrielle vers une densité de puissance plus élevée fait de la distribution en courant continu basse tension (LVDC) à 800 VDC un choix plus adapté et efficace, en particulier pour les architectures de centres de données optimisées pour l’IA.

« Les GPU de dernière génération, et surtout ceux annoncés pour 2027 et 2029, imposent une montée en tension. Le 400 V AC ne suffit plus. Les fabricants de puces annoncent la nécessité de passer en 800 V DC. »

L’arrivée de l’intelligence artificielle accélère la concentration de puissance dans les salles IT. Comment ABB répond à cette transformation ?
F. L. – Le datacenter s’est construit historiquement couche par couche, de manière empirique. D’abord les serveurs, puis les prises, puis les tableaux, puis les cellules moyenne tension… Mais cette architecture ne tient plus face aux nouvelles exigences de puissance. Les GPU de dernière génération, et surtout ceux annoncés pour 2027 et 2029, imposent une montée en tension. Le 400 V AC ne suffit plus. Les fabricants de puces annoncent la nécessité de passer en 800 V DC.

Techniquement, nous pourrions conserver une distribution 400 V AC et convertir le courant juste en amont des GPU. Mais cela multiplie les pertes, les conversions, les connexions, et chaque étage enlève environ entre 1 et 2 % de rendement. L’enjeu devient donc de proposer une architecture « Lean », capable de convertir directement du 10 kV AC vers du 800 V DC. Ce qui permet d’éliminer plusieurs étages de conversion et réduit drastiquement les câbles et les équipements nécessaires. La transition du 480 VAC ou 415 VAC traditionnel vers une distribution à 800 VDC permet une architecture électrique plus efficace, résiliente et évolutive, essentielle pour la prochaine génération de centres de données pilotés par l’IA.

L’inconvénient est que le 800 V DC n’est pas encore normé et qu’il pose des défis majeurs en matière de coupure, de protection du personnel, et de sécurité globale. Mais la physique nous rattrape : si l’IT monte en puissance, il faut adopter des tensions plus élevées.

ABB n’est pas seul face à cette transformation. Nous avons notamment signé un partenariat avec Nvidia pour développer conjointement des solutions adaptées aux futures générations de GPU. Ces évolutions électriques impactent le bâtiment, mais aussi le refroidissement, avec la montée du liquid cooling et de l’immersion.

Concernant le refroidissement, quelle est votre stratégie pour suivre la montée des puissances ?
F. L. – ABB n’est pas un acteur du cooling en tant que tel. Nous n’avons pas vocation à concevoir les technologies de refroidissement. En revanche, nous accompagnons les spécialistes du secteur avec nos moteurs, nos variateurs de vitesse, nos systèmes d’automatisme et nos équipements électriques. Le refroidissement à air ou à eau, l’adiabatique ou l’immersion restent de leur ressort. Notre rôle est de fournir la puissance, la commande et l’instrumentation nécessaires.

Dans les datacenters modernes, nos équipements sont de plus en plus installés à l’extérieur du bâtiment IT, ce qui limite les besoins de refroidissement côté électrification. C’est particulièrement vrai pour nos onduleurs moyenne tension HiPerGuard, qui sont conçus pour être placés hors de la « zone grise », afin d’optimiser le foncier et de réduire les contraintes thermiques.

« Travailler avec nos clients pour co-construire l’architecture électrique du datacenter de demain »

Sur le plan architectural, beaucoup d’acteurs affirment que les modèles historiques ne sont plus adaptés. Partagez-vous cette analyse ?
F. L. – Si nous repartions d’une feuille blanche, l’architecture électrique actuelle d’un datacenter n’aurait pas beaucoup de sens. Aujourd’hui, on traite les problèmes au plus près des GPU, ce qui multiplie les machines, les connexions, les risques et la complexité. En réalité, il serait plus pertinent de concentrer la puissance en amont, en moyenne tension, puis de convertir au plus près des charges uniquement en dernier recours.

Mais il y a deux freins que sont l’aversion au risque et la pression du time-to-market. Les acteurs réutilisent les designs passés, faute de temps pour réinventer une architecture complète. Pourtant, au-delà de 20 MW d’équipements IT, les limites sont atteintes. C’est pourquoi nous voyons apparaître des architectures moyenne tension aux États-Unis, en Belgique ou au Royaume-Uni, qui fonctionnent et démontrent leur pertinence.

Le marché évolue donc, mais par paliers. D’autant qu’il existe désormais des architectures modulaires de 5 MW qui permettent d’étendre un site par blocs successifs, ce qui apporte de la souplesse dans la construction.

Quelle est la stratégie d’ABB pour accompagner ces transformations et gagner des parts de marché ?
F. L. – Notre stratégie repose sur trois piliers. D’abord, travailler sur le long terme avec nos clients pour co-construire l’architecture électrique du datacenter de demain. Ensuite, développer les technologies permettant de répondre aux futures exigences de puissance, tout en intégrant des enjeux de sobriété, d’efficacité et de circularité. Enfin, proposer des solutions modulaires, maintenables, rapides à déployer et conçues pour réduire le time-to-market.

Nous ne cherchons pas à faire du clé-en-main, mais à apporter des briques technologiques. Nous restons concentrés sur l’électrification et l’automatisation, tout en fournissant les données et interfaces qui alimentent les systèmes de supervision des exploitants.

ABB dispose-t-il de solutions logicielles de supervision ou d’optimisation énergétique ?
F. L. – Nous avons différentes solutions selon les pays. Pour la moyenne tension, nous proposons par exemple un système basé sur Zenon, capable de reconfigurer automatiquement une boucle d’alimentation et de gérer l’efficacité énergétique. Nous avons aussi des DCIM dans certains marchés comme les États-Unis ou le Royaume-Uni. En France, ce n’est plus un axe stratégique, car les exploitants développent leurs propres plateformes et s’appuient surtout sur les données que nous leur fournissons.

L’enjeu pour eux est la continuité de service. Ils doivent être autonomes pour intervenir immédiatement. Nous sommes donc un support complémentaire, avec des équipements capables de remonter toutes les données nécessaires à leur système d’exploitation.

On parle beaucoup du passage au courant continu. Quel rôle ABB entend-il jouer dans cette transition ?
F. L. – Nous avons une vraie expertise historique en courant continu. Dans la marine, dans le transport ferroviaire, sur les navires, les équipements DC de forte puissance existent depuis longtemps. Notre disjoncteur Infinitus, présenté l’an dernier, est un exemple concret de cette avance technologique. Nous avons investi avant que le marché ne soit mûr, car nous sommes convaincus que le DC deviendra essentiel dans les datacenters.

Cependant, tout ne basculera pas en courant continu. L’IA demande des puissances très élevées, mais les datacenters traditionnels resteront sur des architectures plus conventionnelles. Il y aura une sectorisation : certaines zones pour l’entraînement de modèles IA, d’autres pour l’inférence, et d’autres encore pour les usages historiques.

D’un mois à l’autre, les puissances annoncées évoluent, les GPU changent, les attentes se transforment. Les projets durent deux à trois ans, et pendant ce temps les technologies IT évoluent plus vite que les chantiers.

Propos recueillis par Alexandre Arène