Concepteurs lumière et paysagistes : la lumière au cœur de l’intelligence collective

Photos de Vincent Thiesson , vice-président de l’Association des concepteurs lumière et éclairagistes, et Henri Bava, président de la Fédération française du paysage. Interview croisée des concepteurs lumière et paysagistes.
Vincent Thiesson (photo de gauche), vice-président de l’Association des concepteurs lumière et éclairagistes, et Henri Bava, président de la Fédération française du paysage. (Photos DR)

Paysagistes et concepteurs lumière travaillent désormais souvent ensemble pour éclairer les projets urbains. Interview croisée d’Henri Bava, président de la Fédération française du paysage, et de Vincent Thiesson, vice-président de l’Association des concepteurs lumière et éclairagistes, qui nous révèlent comment les deux professions se nourrissent l’une de l’autre pour composer les concepts lumineux et aménager les nouveaux espaces publics.

Fondée en 1982, la Fédération française du paysage (FFP) regroupe environ 800 paysagistes, soit près d’un professionnel sur trois. Elle est organisée en 10 associations régionales et a pour objectif de promouvoir les questions liées au paysage et de favoriser son adaptation dans un contexte de changement climatique. La plupart de ses membres ont le titre de « paysagiste concepteur », reconnu dans la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Il s’agit de paysagistes titulaires d’un diplôme délivré par un établissement public français ou européen d’enseignement supérieur de paysage, ainsi que de personnes ayant fait reconnaître les acquis de leur expérience professionnelle (VAE) par le ministère de la Transition écologique et solidaire.

L’Association des concepteurs lumière et éclairagistes (ACE), créée en 1995, compte une centaine de membres. Elle fédère à l’origine des éclairagistes de théâtre, des plasticiens ou ingénieurs de bureaux d’études. Aujourd’hui, une nouvelle génération s’affirme, constituée d’architectes, de paysagistes ou de designers. Son but est de développer le métier au sein de rencontres professionnelles afin de le faire mieux connaître et également de proposer des formations au sein de partenariats avec des écoles d’enseignement supérieur et universités. Elle a également pour objectif de favoriser un usage rationnel et innovant de la lumière, de contribuer aux débats sur l’environnement et l’aménagement du cadre de vie et de s’engager sur le respect des règles déontologiques relatives à l’exercice du projet.

Comment vos associations respectives sont-elles structurées ?
Henri Bava – La récente reconnaissance de la profession a été obtenue grâce à un long travail d’harmonisation des écoles, soit un cursus à bac + 5, avec un titre commun qui nous rassemble, et à la création d’un code de déontologie dont chaque membre de la FFP est signataire. Notre organisation, avec un siège social à Paris et des centres régionaux, nous permet d’être à la fois en relation directe avec les ministères et en prise avec les particularités de chaque territoire.

Vincent Thiesson – Les concepteurs lumière, malheureusement, ne bénéficient pas de cette reconnaissance : plusieurs cursus existent, répartis dans différentes écoles et universités qui intègrent des cours sur la lumière à des degrés différents, mais il n’existe pas de formation de concepteur lumière ni de diplôme d’État, cette homologation manque terriblement à notre profession. L’association y travaille !

Comment intervenez-vous dans les projets urbains ?
Henri Bava – Nous intervenons à différentes échelles pour répondre à des études lancées par des collectivités territoriales jusqu’à la maîtrise d’œuvre, mais aussi en conseils de l’État pour certains d’entre nous (paysagistes conseils de l’État). Nous profitons d’une certaine ouverture, particulière à la France, sur la définition de l’urbanisme, pour intervenir comme paysagistes-urbanistes. Les paysagistes concepteurs, devenus souvent mandataires d’équipes pluridisciplinaires, prennent en charge des projets à l’échelle de quartiers et peuvent en réaliser les espaces publics. On commence par s’installer sur des sols, au sens large, on regarde leur qualité afin de bien comprendre comment le vivant s’y inscrit, comment on peut amplifier la biodiversité, où et de quelle façon l’architecture peut s’implanter.
C’est là que paysagistes et concepteurs lumière se rejoignent : nous cherchons ensemble le meilleur moyen d’intégrer, de jour, la lumière par rapport aux végétaux, selon leur orientation, et de nuit, en tenant compte de la faune et de la flore. Le projet va générer des pratiques, par exemple se protéger de la lumière du soleil par le filtre des canopées ou dans le clair-obscur de la végétation qui va tamiser un espace, ou encore par l’agencement spatial et les ombres portées des bâtiments. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est comment nous allons travailler pour passer de situations diurnes à des ambiances nocturnes, par des phases intermédiaires de lumière, et créer des parties peu ou pas éclairées qui laissent la place au ciel. Nous réfléchissons ensemble pour éclairer, tout en laissant les végétaux se reposer la nuit, sans nuire à la sécurité. Je souhaite utiliser l’obscurité comme puissance positive, comme à Venise ou à Berlin, par exemple. La question du dosage de la lumière se pose alors et c’est pour cette raison que nous faisons appel à l’expertise des concepteurs lumière.

Vincent Thiesson – En extérieur, nous nous intéressons surtout à la dimension nocturne des espaces, ce qui implique les moments de lumière et les moments de pénombre ou de noir. Notre traitement de l’espace urbain vient interroger la notion de vivant évoquée par Henri Bava, celle de la biodiversité ultra-sensible et enfin, l’usage des espaces. Car la lumière vient accompagner ces usages, mais elle va aussi en créer. Je prends un exemple : imaginons que l’on projette une marelle au sol de nuit, que se passe-t-il ? Eh bien tout le monde se précipite pour jouer à la marelle. Autre exemple : aménager des moments d’obscurité de façon régulière afin d’observer le ciel étoilé un soir de pleine lune.
Tous ces jeux de lumière sont possibles et permettent de bénéficier de l’éclairage seulement là et quand on en a besoin, et inversement, n’éclairons pas si cela ne se révèle pas nécessaire. La temporalité est devenue essentielle dans nos études, et on doit pouvoir agir pour modifier la lumière. Cette notion se trouve au cœur des débats sur la maîtrise de l’énergie actuellement : on n’a jamais réalisé autant d’économies qu’en jouant sur cette temporalité. Notre rôle à nous, éclairagistes, est de faire passer ce message afin d’essayer de faire évoluer la culture de lumière locale…

Le concepteur lumière apporte une nouvelle compréhension de l’espace car il révèle une autre histoire que celle déroulée à la lumière du jour.” Henri Bava, Fédération française du paysage

Comment paysagistes et concepteurs lumière travaillent-ils ensemble ?
Henri Bava – Le concepteur lumière apporte une nouvelle compréhension de l’espace car il raconte une autre histoire que celle déroulée à la lumière du jour. Et je le découvre à travers nos échanges et les idées qui génèrent l’usage nocturne des lieux. Cela passe par une identité forte de ces espaces. Le concept des trames noires va encore plus loin puisque là, on décide de ne pas tout éclairer et de laisser la place au « vivant », à la biodiversité, aux animaux, y compris en ville. Les mêmes lieux constitués relient l’approche du paysagiste à celle du concepteur lumière et se transforment en diurne ou nocturne. Le paysagiste donne le fil conducteur, mais laisse au concepteur lumière carte blanche pour développer un concept complémentaire. Chacun réfléchit de son côté, puis nous échangeons à travers un processus de projet commun, ce qui nous permet de prendre le recul nécessaire pour mieux revenir ensemble afin de créer un projet combiné.

Vincent Thiesson – La base de toute réflexion reste la conception et les enjeux que les paysagistes vont nous donner. Et dans ce schéma, on va s’y reconnaître et apporter la petite touche afin de poursuivre ces engagements à la nuit tombée. Si nous travaillons sur la nuit, le jour, nous sommes aussi présents et avançons dans la même direction pour répondre aux mêmes interrogations. Par exemple, sur la place de la Comédie à Montpellier, Henri Bava nous avait demandé de ne pas ajouter de mâts, car ceux en place étaient conservés ; il fallait donc réinventer l’éclairage. Concepteur lumière, paysagiste, nous sommes tous les deux des concepteurs, c’est par l’échange que nous trouvons la bonne solution ; ensuite, la technique nous donne les moyens d’atteindre nos objectifs.

La technique contribue-t-elle à l’intégration de la lumière dans le paysage ou au contraire représente-t-elle une contrainte ?
Vincent Thiesson – Incontestablement, l’évolution de la technique a apporté énormément à la qualité de la lumière. Au lieu de subir la lumière, on s’aperçoit qu’elle devient vivante : elle peut animer, scénographier, mettre en valeur des espaces parce qu’elle-même offre de nouvelles propriétés. La temporalité dont je parlais précédemment devient complètement accessible ; elle est très intéressante au moment où l’actualité nous oblige à contrôler les consommations. Nous pouvons continuer à éclairer, mais en agissant à la fois sur ce qu’on veut éclairer, comme l’expliquait Henri Bava, et combien de temps. Cette technologie n’a rien de nouveau, mais jusque-là, les maîtres d’ouvrage ne savaient pas trop comment la prendre en compte, alors que maintenant, avec les enjeux énergétiques, la temporalité va devenir une priorité. Éteindre, par exemple, l’éclairage de toute une rue est un non-sens car, à un moment donné, on va avoir besoin de cette lumière pour des raisons d’ambiances, de sécurité, de poésie, et cette temporalité prend alors toute son importance.

Henri Bava – On peut parler de révolution et aussi de prise de conscience des maîtres d’ouvrage qui demandent une spatialité au concepteur lumière, pour qu’il y ait une dimension nocturne bien particulière ; compte tenu des enjeux environnementaux, il devient indispensable de faire appel à des spécialistes qui savent maîtriser la lumière et en réduire l’impact. La technique permet une plus grande réactivité à la vie sociale.

Vincent Thiesson – La technique nous a aussi permis de limiter les nuisances lumineuses : certes, si on allume on consomme, mais beaucoup moins, et on ne pollue pas pour autant. C’est notre rôle, à nous, concepteurs lumière, d’éclairer pour les humains tout en préservant l’obscurité pour la biodiversité. Cela peut apparaître comme une contradiction, mais en fait, il s’agit plutôt d’une association de deux notions fondamentales que nous maîtrisons bien désormais. Et j’irai même jusqu’à parler de trame évolutive, terme que je préfère à trames noires. Imaginons que nous prenions le parti de ne pas éclairer une zone naturelle sensible mais accueillant des usages ; on anticipe, et on passe juste des fourreaux en sous-sol en prévision d’un futur câblage qui permettra une mise en lumière ultérieurement.

Je me nourris de la matière paysagiste du projet pour inventer le concept lumineux.” Vincent Thiesson, Association des concepteurs lumière et éclairagistes

À quelles contraintes doivent faire face concepteurs lumière et paysagistes lors du projet lumière ?
Henri Bava – À des contraintes budgétaires, bien sûr, un grand classique ! Les exigences relatives à l’eau, la lumière, aux plantations, se multiplient, et c’est tant mieux. Il faut donc parvenir à rééquilibrer les masses budgétaires. Et la lumière a pris toute sa place. Aujourd’hui, on ne peut pas faire l’impasse sur la lumière, il y a une masse critique en dessous de laquelle on ne peut pas descendre. Par conséquent, il faut réfléchir aux autres postes sur lesquels les économies sont possibles, par exemple les revêtements de sol : au lieu de les changer, on les répare ou, mieux, on désimperméabilise. À Montpellier, nous avons conservé le sol existant de la place de la Comédie et l’avons traité, ce qui nous a autorisés à étendre le projet à l’esplanade qui va devenir un parc.

Vincent Thiesson – D’où l’importance de bien définir ensemble les objectifs du projet dans les limites du budget imposé, de vérifier la composition nocturne et d’aller à l’essentiel.

Henri Bava – Et parlons des contraintes patrimoniales ou culturelles ! À Montpellier, par exemple, la dernière mise en lumière de la place de la Comédie avait été réalisée par Yann Kersalé il y a plusieurs années et utilise le fameux bleu : il est devenu un tel signe identitaire pour les Montpelliérains qu’il est hors de question de le supprimer.

Peut-on parler de tendances dans la façon d’aménager et d’éclairer les espaces publics ?
Vincent Thiesson – Je préférerais utiliser le mot de « courant ». Prenons l’exemple des trames noires : cela fait quinze ans qu’on y réfléchit, et tout à coup, on met un mot dessus ! On s’efforce depuis des années de limiter les consommations d’énergie et maintenant, cela devient une obligation. On peut parler de signature ou de vocabulaire lumineux : les mises en lumière évoluent d’une période à une autre, la façon d’éclairer les bâtiments ou les quartiers change, et le regard sur la mise en scène nocturne n’est plus le même.

Henri Bava – En effet, prenons les façades : elles ne sont plus « douchées de lumière » comme avant. Les concepteurs lumière choisissent d’accentuer certains détails et laissent deviner la partie du bâtiment restée dans l’ombre.

Et demain ? Comment voyez-vous la conception lumière du paysage ?
Vincent Thiesson – Je pense que nous devons continuer à travailler en symbiose. Nos deux professions ont besoin l’une de l’autre. Je me nourris de la matière paysagiste du projet pour inventer le concept lumineux. Lors des premières réunions, je me plonge dans l’histoire du paysage, je ne parle jamais lumière au début. Ensuite, je vais puiser dans l’imaginaire, la culture, la technologie pour trouver ce qui va pouvoir répondre aux objectifs du projet. J’ai besoin de cette matière pour démarrer et je suis beaucoup plus à l’aise si on travaille sur des réaménagements parce que le champ des possibles est un peu plus large, l’inventivité est là, plutôt que d’intervenir sur un projet qui est déjà figé.

Henri Bava – Dans chaque projet, on recherche le code source, ce n’est pas le dessin ni la composition, mais le « moteur », la dynamique qui va perdurer et guider pendant tout le processus de l’étude jusqu’à la réalisation, et aussi après, une fois le projet terminé, lors des évolutions nécessaires : c’est cela qui nous relie. Chacun essaie de nourrir cette dynamique avec son savoir-faire, c’est ce travail en équipe qui est fascinant, cette intelligence collective qui s’articule, et se développe au cours du projet.

Vincent Thiesson – En effet, la lumière est passée du lot technique à la conception au sens large. D’autres intelligences viennent nourrir le projet, les écologues, les agences environnementales, en apportant des réponses dans d’autres domaines. On se trouve au centre d’un écosystème qui s’élargit de plus en plus…

Propos recueillis par Isabelle Arnaud

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