Générations lumière : 26 ans d’écart

Photos de Rozenn LE COUILLARD, Conceptrice lumière, Noctiluca, et Roger NARBONI, Concepteur lumière, Concepto. Une génération sépare la création de leur agence lumière.
Rozenn LE COUILLARD, Conceptrice lumière, Noctiluca, et Roger NARBONI, Concepteur lumière, Concepto © DR

Une génération sépare la création des agences lumière Concepto et Noctiluca. La première naît en 1988, cofondée par Roger Narboni, la seconde en 2014, sous l’impulsion de Rozenn Le Couillard. Comment la conception lumière a-t-elle évolué ? Technique, enjeux énergétiques et environnementaux ou féminisation du métier… les deux experts nous éclairent.

Une génération d’écart, c’est peu ou beaucoup ? Les fondateurs de deux agences lumière nous dévoilent leur parcours respectif et leur perception d’un métier qui s’est bonifié au fil du temps pour mieux prendre en compte les enjeux environnementaux, sans rien lâcher sur l’essentiel : procurer confort et bien-être à l’échelle de la ville.

Noctiluca, créée en 2014 par Rozenn Le Couillard, conçoit des projets lumière alliant sensibilité artistique et technicité, où la lumière joue un rôle essentiel au sein d’un projet architectural, paysagé ou urbanistique, contribue au confort et au bien-être, tout en respectant l’environnement. Noctiluca travaille en partenariat avec des architectes, des paysagistes, des urbanistes, des ingénieurs, des designers, au service de maîtrises d’ouvrages publiques comme privées. Rozenn Le Couillard est issue de l’École supérieure des arts appliqués Duperré. Elle a collaboré avec trois plasticiens lumière : François Magos, Jean-Philippe Corrigou et François Migeon. C’est auprès de ce dernier qu’elle a passé plus de 10 ans, d’abord au sein de l’agence Grandeur Nature, puis de 8’18’’. Elle a expérimenté le matériau lumière, de jour comme de nuit, dans des espaces intérieurs et extérieurs. D’abord en tant qu’assistante, puis comme chef de projet et associée.
Concepto, fondée en 1988 par Roger Narboni et Christian Broggini, est une agence de conception lumière qui exerce son activité dans l’urbanisme lumière, la lumière urbaine et architecturale, la lumière d’architecture d’intérieur et le design de mobilier lumière. Trente-cinq années de recherches et d’expériences lui ont permis d’innover en initiant l’urbanisme lumière et en développant une méthodologie de planification de la lumière urbaine et un outil de maîtrise d’un éclairage urbain de qualité : le schéma directeur d’aménagement lumière (sdal). En 2018, Concepto absorbe LUMINOcité. L’agence, dirigée par Sara Castagné, est composée de 11 personnes en 2023. Concepto s’est progressivement spécialisée dans la conception de mises en lumière à l’échelle de la ville, du paysage et de l’architecture, en plaçant l’humain au cœur de ses projets. L’agence assure la maîtrise d’œuvre de conception de ses projets d’éclairage ainsi que la maîtrise de chantier.

Quelle a été votre formation « lumière » ?
Rozenn Le Couillard – J’ai reçu une formation de plasticienne de l’environnement architectural à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, puis je suis partie de l’autre côté de la Manche, au College of Art d’Édimbourg faire un BA (Bachelor of Arts, ndlr) sur l’urbanisme, le paysage et l’architecture. Cela m’a permis de voir toutes les échelles de la lumière, même si le sujet n’était pas vraiment abordé au cours de ces études. Mon intérêt pour la lumière a été suscité, en fait, par un ouvrage qu’un ami m’avait prêté, La lumière urbaine, écrit par Roger Narboni ! J’y ai découvert un projet qui m’a fasciné : « Le potager du roi », réalisé par François Magos. De retour en France, j’étais à la recherche de travail, je l’ai contacté et j’ai commencé une collaboration avec lui. J’ai rejoint par la suite Jean-Philippe Corrigou et François Migeon. C’est auprès de ce dernier que j’ai passé plus de 10 ans, d’abord au sein de Grandeur Nature, puis de 8’18’’. J’ai pu expérimenter le matériau lumière, de jour comme de nuit, dans des espaces intérieurs et extérieurs. D’abord en tant qu’assistante, puis chef de projet et associée.

Roger Narboni – J’ai suivi une double formation : à l’École des Beaux-Arts à Paris et à l’Université d’Orsay où j’ai passé un DEA d’électronique. Je suis ensuite parti voyager et me suis arrêté à New York pendant deux ans : j’ai découvert alors une ville qui vivait 24 h/24, où il se passait toujours quelque chose. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me poser des questions sur les ambiances nocturnes ; puis je suis parti en Alaska où j’ai eu ma deuxième révélation en découvrant la lumière naturelle, les aurores boréales…

Comment et pourquoi avez-vous décidé de devenir concepteur lumière ?
Roger Narboni – Après New York, je suis revenu en France avec cette idée de m’occuper de lumière. J’ai monté des expositions sur le sujet, notamment à Bagneux où j’habitais avec Piège à lumières et à La Villette avec l’exposition La lumière dans tous ses états en 1986, qui m’a apporté un peu de notoriété. J’ai alors développé des réflexions sur la lumière et la ville à grande échelle. En 1987, le directeur de la communication de Philips Éclairage m’a proposé de financer mes études de schéma directeur d’aménagement lumière (sdal), ce qui m’a permis de créer Concepto en 1988, avec un associé, Christian Broggini, qui s’occupait de la partie événementielle (mises en lumière de séminaires, scénographie de colloques, parcours de mode) et moi, d’urbanisme lumière. Très vite, nous avons dû recruter et nous avons grossi. J’ai rencontré mes premiers confères, Pierre Bideau, Louis Clair, Georges Berne, avec qui nous avons créé par la suite l’Association des concepteurs lumière et éclairagistes (ACE) en 1995. Mais avant cela, la France a traversé une grave récession, en 1993, et le secteur de l’événementiel a connu un net recul : mon associé a donc quitté Concepto et l’agence s’est spécialisée dans l’urbanisme lumière, les sdal et les paysages nocturnes.

Rozenn Le Couillard – En 2003, François Magos, qui faisait partie de l’ACE, m’a présentée à François Migeon qui cherchait un concepteur lumière pour l’aider chez Grandeur Nature. À cette époque, je me partageais entre François Magos qui travaillait dans son jardin, Jean-Philippe Corrigou qui mettait en lumière des opéras et François Migeon qui intervenait sur l’architecture. Le premier projet sur lequel j’ai travaillé était les EMGP (Entrepôts des magasins généraux de Paris), un bâtiment HQE. C’est à partir de ce moment-là que j’ai ancré cette vision des choses sous l’aspect environnemental et d’économie de besoin, avec des ambiances colorées chères à François Migeon. Un peu plus tard, l’aventure 8’18’’ a pris le relais, en rassemblant plusieurs concepteurs lumière, tous de la même génération, qui travaillaient en équipe en abordant toutes les facettes de la lumière. Je suis restée chez 8’18’’ jusqu’en 2011, date à laquelle j’ai déménagé à Nantes. Cela devenait de plus en plus difficile de faire des allers et retours Paris-Nantes ; j’ai donc fondé ma propre agence, Noctiluca, en 2014.

Est-ce que cette indépendance vous a incitée à développer une signature propre ? Et est-ce que votre approche de la conception lumière a évolué au fil du temps ?
Rozenn Le Couillard – Je pense que cette approche était déjà bien ancrée, mais qu’elle se développe au fur et à mesure des projets avec ma personnalité, c’est certain. On acquiert une sorte de légitimité dans certains domaines au fil des projets et des années. Noctiluca est un mot créé par Kunckel en 1678 qui qualifie les organismes (insectes, vers) capables d’émettre une lueur : mes projets lumière vont dans ce senslà, ils sont conçus en tenant compte de préoccupations énergétiques et en proposant des ambiances renouvelées. Notre métier est mal connu, et souvent, notamment lorsque je dois présenter mon travail à des élus, j’aime bien projeter des images de mises en lumière afin de mieux expliquer ce que nous faisons. Deux choses me tiennent particulièrement à coeur : je suis issue de parents travailleurs sociaux dont le but était de rendre la vie plus agréable aux personnes qu’ils rencontraient ; il me semble qu’aujourd’hui, ce dont j’ai envie, à travers la lumière, c’est rendre les choses agréables, par la lumière, mais aussi par une moindre consommation, car c’est un bien commun et il y a une vraie urgence aujourd’hui à faire que l’énergie commune – et souvent sur les projets publics, l’argent public – soit utilisée à bon escient. La deuxième chose, c’est que la lumière puisse faire narration, que je puisse raconter une histoire avec la lumière. Bien sûr, tous les projets ne présentent pas les mêmes enjeux et cela n’est pas toujours possible ! Les techniques ont changé au fil des années et nous ont contraints à modifier un peu notre approche de la conception lumière. Les façons de penser autour de nous, également. Par exemple, avant 2015, il n’y avait pas un seul projet où on ne parlait pas avant tout de sécurité. Aujourd’hui, ce n’est plus une priorité.

Le métier de concepteur lumière est essentiel, nécessaire, fondamental. C’est un véritable plaisir de le pratiquer. ” Roger Narboni, Concepto

Roger Narboni – Le paradoxe c’est que j’ai le sentiment que tout a changé, mais que finalement, rien n’est bien différent. J’ai l’impression de faire de la conception lumière toujours de la même manière. Aujourd’hui, depuis 5 ans que je ne dirige plus Concepto, je suis revenu à la conception lumière exclusive, je ne fais plus de management. Je m’intéresse toujours aux grandes échelles, aux villes, aux métropoles, aux grands paysages et c’est un vrai bonheur. Technologiquement, le monde de l’éclairage a été bouleversé par l’arrivée des leds. Quant aux questions environnementales, énergétiques, de biodiversité, elles sont omniprésentes dans mes projets depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000. En 2002, j’ai monté un colloque à la fête des Lumières à Lyon qui s’appelait « L’écologie de la lumière ». En travaillant sur des paysages naturels, des rivières, etc., je me posais déjà ces questions. J’ai imaginé le premier plan d’obscurité en 2003 et, petit à petit, je me suis intéressé à la biodiversité, notamment avec la mise en lumière de la Garonne à Toulouse parce qu’il fallait obtenir un accord des biologistes et faire une étude d’impact sur le milieu naturel. Ces notions étaient pour moi évidentes, c’est pour cette raison que j’ai développé les trames noires dans la foulée et la question de l’obscurité s’est imposée. Mais tout cela a été progressif et ce n’est pas comme s’il y avait eu un instant T où d’un seul coup, on se dit, tiens, qu’est-ce qui a changé, comment je vais faire mon métier ! Quand j’ai démarré, à la différence de Rozenn, je n’avais aucun exemple, aucun modèle, il n’existait rien. Je n’avais pas de livres, j’ai dû tout inventer à ma manière. Comme je suis un théoricien, j’ai commencé à écrire, c’est comme ça que je fonctionne quand je fais des projets de conception lumière ; très souvent, je passe par l’écriture. Donc à l’époque, j’ai dû m’interroger sur l’urbanisme lumière. Cela me fait plaisir ce que dit Rozenn, car j’ai vécu 25 ans en HLM, donc les questions liées aux habitants, aux ambiances au quotidien, au social, sont primordiales : tout le monde a droit à des ambiances sympathiques, c’est essentiel. Faire de la lumière sociale, en 1990, me tenait à coeur : j’ai commencé dans une cité HLM à Niort en même temps que je travaillais sur le centre-ville et la rivière. D’une certaine façon, on peut dire en effet que tout a changé, mais ce métier reste essentiel, nécessaire, fondamental, et surtout, il reste un vrai plaisir parce que la pluridisciplinarité, les transformations de nos conceptions et de nos approches font que l’on ne s’ennuie jamais. On ne fait jamais deux fois la même chose.

Quel regard portez-vous sur l’autre génération de concepteurs lumière ?
Roger Narboni – Tout d’abord, je constate une nette féminisation du métier. Par exemple, lorsque j’ai commencé, chez Concepto, il n’y avait qu’une femme et aujourd’hui, c’est l’inverse, il n’y a qu’un homme. Nombreuses sont les agences de conception lumière dirigées par des femmes. Ensuite, j’ai découvert à quel point l’écologie et l’environnement se trouvent dans l’ADN des jeunes générations. Alors que nous, il a fallu nous battre, militer, convaincre, nous défendre contre les agressions continuelles lors de conférences où des astronomes amateurs nous qualifiaient de pollueurs ! Aujourd’hui, on a la chance que la jeune génération et celle qui vient après aient baigné dans les notions d’écologie, de respect de l’environnement, des enjeux de la planète, de réchauffement climatique, et qu’ils aient grandi avec de nouvelles pratiques, c’est un vrai bonheur. La nouvelle génération a intégré toutes ces notions et construit des projets créatifs, imaginatifs tout en étant vertueux et sobres, et ce n’est pas facile. La génération suivante portera le flambeau très haut et les projets réalisés par les uns et les autres seront plutôt réjouissants.

Rozenn Le Couillard – La génération de Roger et de ses pairs a semé des graines qui ont poussé tranquillement. Il existe des bonnes pratiques qui sont portées par des agences ; et cela a été une chance pour moi de bénéficier de cette expérience auprès de mes aînés avant de créer ma propre agence. Certains de mes confrères, qui ne sont pas passés par cette étape, me disent que j’ai gagné 10 ans : on apprend beaucoup en travaillant en équipe ! Quant à la nouvelle génération, elle fait preuve d’une énergie naturelle qui les booste et elle va très vite ! Les agences s’étoffent et, je suis d’accord avec Roger, les femmes occupent de plus en plus de place. Le métier de concepteur.trice lumière ne change pas de façon drastique, mais il évolue progressivement.

Je conçois mes projets en tenant compte des préoccupations énergétiques et en proposant des ambiances renouvelées” Rozenn Le Couillard, Noctiluca

Justement, comment voyez-vous le métier de concepteur lumière dans 20 ans ?
Rozenn Le Couillard – Je dirais plutôt ce que je souhaite ne pas voir. Par exemple, je n’ai pas envie que l’espace public soit envahi d’intelligence artificielle. Je ne souhaite pas que la ville soit sous surveillance permanente avec des caméras partout, du Wi-Fi, du réseau, qu’elle soit envahie de choses qui nous aliènent. Je voudrais qu’on aille plutôt vers davantage de biens communs et moins d’individualisme. J’imagine une bonne lumière pour tous… en espérant que l’argent public soit dépensé dans cet état d’esprit. Souhaitons que nous ayons tous, et la nouvelle génération de concepteurs lumière aussi, cette volonté de faire perdurer ce service public et cette façon d’envisager un espace pour tous, dans une lumière agréable.

Roger Narboni – J’imagine deux directions : je pense que le métier va se spécialiser avec d’une part, les concepteurs de l’obscurité parce que ce sera un enjeu majeur des villes et de la planète dans le futur pour les raisons que l’on connaît, réchauffement climatique, pollution, écologie, environnement, énergie, mais aussi pour des questions financières ; d’autre part, je pense à la bioconception lumière ; c’est-àdire qu’on va se préoccuper d’abord de la préservation de la biodiversité avant même de s’intéresser à la mise en lumière. Je pense que les agences vont se diversifier, qu’elles feront appel à des biologistes, des écologues, qu’elles travailleront sur ces questions dès le début. Comment faire de la conception lumière à l’aune de la préservation du vivant ? Cela va devenir un sujet essentiel. On a peu de connaissances là-dessus, sur la santé, sur le bien-être, sur la luminothérapie, la chromothérapie, l’obscurothérapie… Il reste encore beaucoup à explorer !

 

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